Derrière le débat actuel sur la normalisation des pratiques de rémunération se pose en filigrane la question de la capacité à maintenir une diversité des modèles de capitalisme ou, au contraire, un alignement sur le modèle anglo-saxon.
Les dirigeants prennent quotidiennement des décisions qui déterminent l’avenir de leur entreprise, mais qui n’auront un impact que dans un temps long. Concrètement se pose alors la question pour les actionnaires des dispositifs à mettre en place pour inciter à la création de valeur à long terme. Dans la représentation financière classique, la réponse est simple : les dirigeants ont comme seul objectif de faire croître le cours de Bourse. Il faut donc les rémunérer sur le long terme si et seulement si le cours de Bourse a progressé significativement, seul ou comparativement à d’autres sociétés de leur secteur.
Cette représentation de la performance des dirigeants est largement répandue dans le monde anglo-saxon et défendue avec ferveur par certains actionnaires activistes et sociétés de conseil en gouvernance. Pourtant, depuis deux décennies, la recherche en finance a montré l’existence d’un phénomène de myopie des marchés financiers et de comportements court-termistes de la part de certaines entreprises, privilégiant parfois la valorisation du cours de Bourse au détriment de la création de valeur à long terme.
Dans la pratique, qu’observe-t-on ? Les plus grandes entreprises européennes utilisent de multiples critères pour mesurer la performance de leurs dirigeants sur le long terme. Le cours de Bourse (ou un critère financier équivalent) est certes utilisé par plus des deux tiers des grandes entreprises européennes, mais il est le plus souvent combiné avec d’autres critères. Ainsi, en Allemagne, les grandes entreprises du DAX 30 prennent fréquemment en compte des critères non financiers (satisfaction des clients, etc.). Les entreprises françaises du CAC 40 se caractérisent par la forte présence des critères comptables (rentabilité économique, évolution du résultat d’exploitation, etc.). A l’opposé, toutes les grandes entreprises britanniques du FTSE 30 retiennent des critères financiers, et notamment le cours de Bourse.
L’hétérogénéité des critères de rémunération à long terme des dirigeants d’entreprises européennes trouve vraisemblablement des explications dans l’histoire des différents modèles de capitalisme. Derrière le débat actuel sur la normalisation des pratiques de rémunération se pose donc en filigrane la question de la capacité à maintenir une diversité des modèles de capitalisme ou, au contraire, un alignement sur le modèle anglo-saxon. Si les incitations sont essentielles pour expliquer les décisions des dirigeants, l’adoption du cours de Bourse comme seule mesure de performance à long terme aurait des conséquences importantes sur la stratégie des entreprises.
Nous pensons au contraire que chaque entreprise dispose d’un projet stratégique et d’enjeux de long terme qui lui sont propres. Il ne peut donc être question de définir de manière normative un critère de rémunération à long terme applicable à toutes les entreprises. C’est au conseil d’administration de fixer les objectifs et de s’assurer que les dirigeants les ont atteints. Ce travail est considérable, mérite une attention particulière et n’est pas exempt de contraintes. Par ailleurs, tous les critères ne se valent pas. Les critères comptables et non financiers ont leur cohérence et présentent des avantages. Ainsi, une mesure de la satisfaction des clients est un indicateur pertinent, qui a toute sa place dans les plans de rémunération à long terme dans de nombreux secteurs, ou lors de certaines phases de la vie de l’entreprise.
De la même façon, dans les industries fondées sur le capital humain, on ne peut faire l’économie d’une mesure de la satisfaction des employés. A contrario, dans des industries où le capital humain est moins déterminant de l’avantage concurrentiel, mais qui ont une empreinte industrielle, on peut imaginer qu’un critère « environnemental » serait un bon indicateur de la performance à long terme. Au total, contrairement à ce que prônent certains activistes, il ne semble pas qu’il y ait de recettes évidentes pour rémunérer à long terme les dirigeants d’entreprise.
Franck Bancel est professeur à l’ESCP Europe, Henri Philippe est associé à Accuracy
Les Echos Business – 20/12/2016